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De l’écrit à l’écran (Episode 2) : Black Sails

De l’écrit à l’écran (Episode 2) : Black Sails
Fanny Lombard Allegra

Si certaines s’appuient sur des idées originales, de nombreuses séries télévisées trouvent leur inspiration dans des sources extérieures, parmi lesquelles la littérature a toujours tenu une place de choix. Cet intérêt ne s’est jamais démenti, et dresser une liste exhaustive de ces adaptations relève de la gageure : Dexter, Game of Thrones, Wayward Pines, House of Cards, les différentes déclinaisons de Sherlock Holmes, The Musketeers, Rizzoli & Isles, Wallander, Orange is the new black, Outlander, Vampire Diaries,  Under the Dome… en sont autant d’exemples contemporains. Tirées de nouvelles, de romans ou de sagas, ces séries restent plus ou moins fidèles à leur modèle, et la transposition de l’écrit à l’écran s’accompagne parfois de variations et d’aménagements. Un passage obligé pour Black Sails, qui n’est pas une adaptation littérale mais le prequel d’un roman : L’île au trésor. Comment la série produite par Michael Bay parvient-elle à se poser en prélude au classique de Robert Louis Stevenson ? C’est paradoxalement en s’éloignant du texte qu’elle reste fidèle à son esprit, en transposant le roman d’aventure et d’initiation dans un contexte réaliste et historique. Hardi, moussaillons ! Hissez le pavillon noir et partez à l’abordage avec Season One. (Et attention à ne pas vous échouer sur les spoilers…)

Nous sommes au XVIIIème siècle. Le jeune Jim Hawkins vit avec ses parents, tenanciers d’une auberge sur la côte anglaise. Sa vie bascule lorsqu’arrive un nouveau client : Billy Bones, vieux marin ivrogne et colérique qui semble surveiller avec anxiété les alentours fascine le petit garçon. Après une altercation avec un mystérieux aveugle, le boucanier meurt soudainement, frappé par la malédiction des pirates…  En fouillant dans la lourde malle que l’homme avait apportée avec lui, Jim découvre la carte d’une île, indiquant l’emplacement d’un trésor dérobé par le légendaire capitaine Flint. Accompagné de deux amis de la famille, il prend alors la mer à bord de l’Hispaniola. Mais c’est compter sans le terrible Long John Silver : sous ses airs sympathiques, le cuisinier à la jambe de bois est en fait le chef de l’équipage, en grande partie composé de la bande de Flint. Et pour mettre la main sur le butin, Silver est bien décidé à éliminer Jim et ses compagnons. Lorsque la petite troupe arrive enfin sur l’île, une lutte acharnée s’engage : face au redoutable Long John Silver, notre jeune héros va devoir faire preuve de courage et d’ingéniosité pour s’emparer du trésor…

Quelques vingt ans plus tôt, dans les Caraïbes. Ancienne colonie Britannique, l’île de Providence et sa capitale Nassau sont désormais contrôlées par les pirates. Avec l’appui d’Eleanor Guthrie, qui règne sur la contrebande dans l’île, le capitaine Flint traque l’Urca de Lima, un bateau espagnol transportant un important chargement d’or. Encore faut-il connaître l’emplacement du navire… Nouvelle recrue de l’équipage, Long John Silver est en possession de documents susceptibles de fournir le précieux renseignement, qu’il compte bien garder pour lui afin de doubler Flint. Ce dernier doit aussi compter avec Charles Vane, redoutable pirate également lancé à la recherche du trésor. Lorsque Flint retrouve finalement la trace du galion, il essuie une tempête et fait naufrage. Et tandis qu’il est contraint de rentrer bredouille à Nassau, ses rivaux, loin de se décourager, poursuivent leur quête… Le butin échoit finalement à Jack Rackham, ancien quartier-maître de Charles Vane. De son côté, Flint s’est engagé à obtenir la libération de la fille d’une ancienne connaissance, retenue captive. Mais trahi par la marine britannique, il assiste impuissant à la mort de ceux qu’il aime ; condamné à la pendaison, il ne doit son salut qu’à son ennemi juré, Charles Vane, qui le sauve in extremis de la mort, au nom du code d’honneur de la piraterie. Les deux hommes, désormais alliés, regagnent Nassau : Flint se lance dans une croisade vengeresse, tandis que Vane et Rackham se préparent à défendre l’île face à l’inexorable assaut des troupes britanniques, déterminées à reprendre le contrôle de leur ancienne colonie. C’est alors qu’arrive un certain Barbe Noire, à la recherche de Charles Vane, son ancien second…

Parue sous sa forme définitive en 1883, l’œuvre de Robert Louis Stevenson a d’abord été publiée en feuilleton dans un magazine écossais pour enfants, entre Octobre 1881 et Janvier 1882.  Revenant sur la genèse du roman, l’auteur racontait comment, pour distraire le fils de sa maîtresse un jour de pluie, il avait dessiné la carte d’une île imaginaire : de ces criques, ports, routes et forêts tropicales fantasmées allaient naître pirates et forbans, trésors et galions, et les inoubliables personnages de Long John Silver et du capitaine Flint. Roman d’aventures classique, L’île au trésor comporte 34 courts chapitres dans lesquels on retrouve tous les ingrédients traditionnels du genre : le jeune héros lancé dans une quête, ses alliés et ses ennemis, des éléments mystérieux (l’île, l’emplacement du trésor), de multiples péripéties (combats, enlèvements, rebondissements inattendus), des personnages pittoresques… Mais c’est aussi – et peut-être surtout – un récit initiatique. La recherche du trésor, l’affrontement avec les pirates sont le prétexte à un roman d’apprentissage, qui voit le jeune Jim quitter le foyer familial pour se confronter à un environnement hostile, apprendre à dominer ses peurs, et se construire en s’opposant à des antagonistes tout en découvrant un code d’honneur et de conduite. Au-delà de cette approche évidente, on se doit d’ajouter que L’île au Trésor est également un texte à connotation onirique, qui reprend les grands clichés attachés à la piraterie, le mythe de l’île en tant que paradis perdu et endroit clos retiré du monde, et le thème de la recherche du trésor. Plein de non-dits, d’imprécisions et d’incohérences (et non d’invraisemblances…), le livre de Robert Louis Stevenson se rapproche du conte dans ce qu’il contient de merveilleux et de signifiant.

Black Sails se veut donc un prequel de L’île au trésor, et son action se déroule environ 20 ans avant les événements racontés dans le roman (environ, car aucune date n’est précisément indiquée dans le texte – tout au plus peut-on la déduire à partir de quelques indications éparses.) Ceux-ci servent de base, de point de départ rétroactif pourrait-on dire, et il s’agit de mettre en place les éléments constitutifs et de tendre vers la situation initiale (à savoir : Billy Bones arrivant à l’auberge des Hawkins, avec en sa possession la carte indiquant l’emplacement du trésor du capitaine Flint). Se déploie ainsi progressivement tout un monde de personnages, d’intrigues et de décors qui rejoignent ceux de L’ile au trésor. On fait la connaissance de Long John Silver et du capitaine Flint dès les premières minutes du pilote, et le thème du trésor est également introduit dès le premier épisode (même s’il est pour l’instant impossible de savoir si l’or transporté par l’Urca de Lima est bien LE trésor du titre du roman). Or, la série va s’ingénier, tout au long des 3 premières saisons, à rattacher ces pans du récit littéraire à des faits historiques avérés, pour s’implanter dans un âge d’or de la piraterie réaliste. Ce mélange, délicat, entre fiction et Histoire, traduit bien l’ambition de Black Sails : proposer une série de pirates, mais une série délestée de l’imagerie enfantine et fantastique qui lui est en général associée pour se tourner vers un récit adulte, plus mûr, ancré dans un cadre le plus fidèle possible à la réalité. Ce n’est pas totalement réussi, dans la mesure où Black Sails se conforme à certains clichés, véhiculés par la littérature et le cinéma, et où elle sacrifie à une certaine esthétique, trop léchée, qui nuit parfois à sa crédibilité. On pourrait aussi disserter sur la justesse de certains détails historiques, bien que dans les grandes lignes, la série fasse preuve d’une remarquable rigueur. On citait par exemple l’Urca de Lima : sachez que le galion a bel et bien existé, qu’il a fait naufrage en 1775 sur la côte est de la Floride, et que l’épave a été découverte par Charles Vane et Henry Jennings…

bs2.Mais l’essentiel n’est pas là : il est dans la manière dont Black Sails parvient à tendre un pont entre réalisme et fiction, à s’approprier un récit légendaire pour dépeindre une période historique tout en auscultant les mécanismes de la construction d’un mythe. Un choix audacieux mais risqué qui suppose un équilibre délicat entre Histoire, emprunts au roman et apports originaux. Une position intermédiaire, entre liberté et fidélité au classique de Stevenson, qui se retrouve dans le choix du titre. L’île au trésor renvoie au fantasme, avec la double mention de l’île et du trésor qui créent à elles seules toute un monde d’exotisme, de mystère et de liberté tout en s’inscrivant dans une tradition littéraire féconde, de Jules Verne à  Edgar Poe en passant par Defoe ; Black Sails est tout aussi évocateur de l’univers mythique de la piraterie, mais il est aussi moins utopique, plus concret et plus menaçant en renvoyant directement au célèbre pavillon noir à tête de mort, le Jolly Roger.

Pour accomplir ce tour de force, Black Sails implante son récit à la croisée des deux mondes – événements et cadre historiques d’un côté, récit romancé de l’autre – développant un univers mêlant habilement lieux, faits et personnages réels et imaginaires. L’effet, saisissant et parfaitement maîtrisé, concerne avant tout les protagonistes ; la frontière est extrêmement floue et il est bien difficile, si l’on n’est pas un tant soit peu versé dans l’Histoire de la piraterie, de déterminer à quelle catégorie appartient chacun d’eux. Dans les deux cas, la série jouit d’une marge de manœuvre confortable pour développer ses héros, en leur inventant un passé, une histoire personnelle et un caractère sur lesquels les sources, historiques ou fictives, demeurent en général assez vagues.

Du côté du roman, Black Sails reprend la plupart des personnages dès les premiers épisodes, potentialisant ainsi le lien qu’elle entend créer entre les deux œuvres. Figure centrale de la série, James Flint (Toby Stephens), mort au moment des faits relatés, n’apparaît pas dans le roman de Stevenson ; il est pourtant au cœur de l’intrigue, c’est lui qui s’est emparé du trésor et l’a caché dans l’île, avant de massacrer son équipage. Le Flint de Black Sails est donc considérablement plus développé que son homologue littéraire, dont l’ombre insaisissable ne fait que planer sur le récit. La saison 2 nous en apprend davantage sur son passé : de son vrai nom James McGraw, Flint est ici un ancien lieutenant de la Royal Navy. Il se joint à Sir Hamilton, un aristocrate britannique déterminé à éradiquer la piraterie des Bahamas. Naît alors une relation amoureuse entre les deux hommes, Flint / McGraw entretenant également une liaison avec l’épouse de son amant, Miranda Hamilton. Lorsque l’affaire devient publique, les opposants d’Hamilton l’écartent des affaires, tandis que Flint et Miranda s’exilent à Nassau. Trahi une première fois par les  Anglais, Flint devient alors un pirate redouté et redoutable, capitaine du Walrus (dont il prend le contrôle dans le pilote de de la série.) Fin stratège et manipulateur, ce personnage charismatique et éduqué a une vision claire de la situation politique de la colonie de New Providence, aux mains des pirates et menacée par la Marine britannique. Toutefois, aveuglé par un désir de vengeance qui se transforme en rage, il est également violent et prêt à tout pour obtenir sa revanche, quitte à s’aliéner ses plus proches alliés.

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Long John Silver (Luke Arnold) est sans conteste le personnage le plus pittoresque et le plus marquant de L’île au trésor : pirate muni d’une jambe de bois et flanqué d’un insupportable perroquet, il est propriétaire d’une taverne et vit confortablement avec sa maîtresse, mais son ambition dévorante le pousse à rechercher la gloire, la fortune – et donc le trésor de son ancien capitaine, James Flint. A la tête de l’équipage de l’Hispaniola, il fomente une mutinerie et tente de s‘emparer du butin, au détriment de Jim Hawkins et de ses compagnons. Il y parviendra – en partie… Sans foi ni loi, dissimulateur, violent et retors, c’est un pirate légendaire, craint de tous. Stevenson écrit lui-même : « Les hommes craignaient Flint, mais Flint craignait Silver. » Dans Black Sails, le personnage est probablement celui qui évolue le plus au fil des saisons. Physiquement d’abord, puisqu’il a toujours ses deux jambes lorsque nous faisons sa connaissance (il sera amputé dans le final de la saison 2), mais surtout psychologiquement. Dans les premiers épisodes, le héros est un piètre marin, un couard individualiste et opportuniste qui ne manque toutefois ni d’astuce, ni d’intelligence ; s’il demeure profondément réfractaire à l’autorité et sait toujours jouer de son charme et de son bagout, Silver se lie à ses compagnons et se rapproche de Flint, jusqu’à faire passer les intérêts de l’équipage avant les siens, et gagne un respect qui lui vaut de devenir le quartier-maître du Walrus.

Billy Bones (Tom Hopper), vieux pirate alcoolique et paranoïaque, est l’élément déclencheur du roman. Client de l’auberge des parents de Jim, il meurt opportunément en laissant dans ses bagages la carte qui permettra au jeune garçon de localiser le trésor. A la fois fascinant et effrayant chez Stevenson, il apparaît dans Black Sails comme un homme intelligent et loyal, prêt à se sacrifier au nom de l’intérêt commun. Mais se méfiant de Flint, qu’il juge instable et incapable d’unir derrière lui l’ensemble des pirates pour défendre Nassau, il se rallie à Silver.

Notons également que la compagne de Long John Silver, qui n’apparaît pas dans le roman, est décrite par Stevenson comme une « négresse  d’une rare intelligence » (sic). Si elle n’est pas nommée, on peut toutefois supposer que Black Sails ne saurait faire l’économie d’un tel personnage. A ce stade, il est toutefois difficile de déterminer s’il s’agit de Max (Jessica Parker Kennedy), ex-prostituée ambitieuse passée reine de l’ambiguïté et des compromissions, ou de Madi (Zetu Dloto), fille d’esclaves auto-libérés  à la tête d’une société autonome sur une île isolée des Bahamas.

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Black Sails fait évoluer les personnages nés de l’imagination de Stevenson aux côtés de grandes figures historiques de la piraterie, certaines connues du grand public, d’autres plus confidentielles. Charles Vane (Zach McGowan) fait partie de celles-ci. On sait que l’homme est un des fondateurs de la république de Nassau, dirigée par les pirates. Capitaine du Ranger, il est déposé par son équipage lorsqu’il refuse d’attaquer un vaisseau lourdement armé, et il est remplacé par son second, un certain Jack Rackham. Vane tente alors de reprendre la mer à la tête d’un autre navire. Farouche opposant aux Britanniques, il refuse l’amnistie qui lui est offerte : arrêté, il est finalement pendu. Comme on ignore tout des origines de Charles Vane, Black Sails a beau jeu de lui inventer un passé qui, tout en demeurant mystérieux, donne du corps à l’un de ses personnages principaux. La série fait de lui un ancien esclave, qui s’est échappé et a pris la mer, rejoignant le célèbre Barbe-Noire dont il devient le second et le protégé. Ancien amant d’Eleanor Guthrie et rival de Flint, il nous est dépeint comme un redoutable adversaire, habile au maniement des armes mais également extrêmement intelligent et rusé, capable de mettre au point les plans les plus retors. Implacable et sans pitié, Vane est pourtant un idéaliste, qui n’hésite pas à se mettre en danger pour venir au secours de ses anciens ennemis au nom du code d’honneur de la piraterie. Condamné à mort dans l’avant-dernier épisode de la saison 3, il refuse la main tendue par Eleanor et dissuade Billy Bones de lui venir en aide, transformant son exécution en tribune et exhortant les pirates de Nassau à s’opposer à la Couronne pour défendre leur liberté.

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Couple mythique de l’Histoire de la piraterie, Jack Rackham (Toby Schmitz) et Anne Bonny (Clara Paget) sont les alliés de Charles Vane dans la série – ce qui est loin d’être le cas dans a réalité. Issue de la bourgeoisie anglaise, Anne s’éprend du pirate James Bonny et l’épouse. Mais son mari est un homme violent, qui la bat (ce que montre d’ailleurs Black Sails en s’attardant sur les cicatrices qui zèbrent le dos de la jeune femme) Le couple s’installe à Nassau, où l’on perd la trace de James, devenu agent du gouvernement britannique. Livrée à elle-même, Anne se mêle aux pirates, faisant jeu égal avec eux et gagnant leur respect. Elle rencontre Jack Rackham et rejoint son équipage. Ancien quartier-maître de Charles Vane, Jack Rackham est une tête brûlée intrépide jusqu’à l’inconscience. Opportuniste et pragmatique, il accepte l’amnistie offerte par la Couronne… tout en continuant à mettre les Caraïbes à feu et à sang, avec Anne Bonny, devenue son amante. Ivres morts après avoir célébré la prise d’un navire, ils sont finalement capturés par la marine anglaise : Jack est pendu en Mars 1721, tandis qu’Anne Bonny est condamnée à la prison. On ignore ce qu’il est advenu d’elle… Lié par un amour sincère et passionné, le couple apparaît dans la série comme profondément soudé. Au second plan durant la première saison, ils montent en puissance dans la deuxième et prennent une place centrale dans l’intrigue de la troisième. Farouche et sauvage, Anne est le seul personnage féminin capable de se mesurer physiquement aux hommes ; sujette aux coups de sang, indéfectible alliée de Jack, elle est incapable de garder la tête froide lorsque son amant est menacé. Celui-ci nous apparaît d’abord comme un second couteau, marin d’opérette sous-estimé par ses pairs en raison d’un accoutrement excentrique et d’une attitude maniérée. Il faut pourtant se méfier de ce type roublard, qui apprend vite… Après tout, c’est bien lui qui se retrouve en possession de l’or de l’Urca, qu’il mettra à profit pour fortifier Nassau en vue de l’attaque des Britanniques.

On ne présente plus  le nouveau venu de la saison 3 : Edward Teach alias Barbe Noire (Ray Stevenson), le pirate le plus célèbre de l’Histoire. Ses origines sont mal connues, mais il semble qu’il soit issu d’une famille aisée de la ville de Bristol.  Ayant fait ses premières armes auprès de Benjamin Hornigold, Teach prend le commandement de son propre navire, le Queen Anne’s Revenge, vers 1717.  Connu sous le nom de Barbe Noire en raison de son épaisse barbe et des mèches à canon allumées qu’il met dans ses cheveux lors des assauts, il mise moins sur la force brute que sur sa réputation : les marins, terrorisés, préfèrent en général se rendre sans même livrer combat ! Hypocrite et adepte du double jeu, il est capable de trahir ses alliés pour servir ses intérêts. Bien qu’il ait accepté la grâce royale et se soit un temps rangé en s’installant en Caroline du Nord, il finit par reprendre ses activités et fait à nouveau régner la terreur sur les mers. Il est tué lors d’un assaut de la marine anglaise, en 1718. La légende voudrait que son corps décapité hante encore les plages des Caraïbes, à la recherche de sa tête… Le personnage surgit dans la saison 3 de Black Sails, au gré de brèves apparitions savamment distillées. Charismatique et impressionnant, l’ex-mentor de Charles Vane est de retour à Nassau pour retrouver son ancien protégé qui a contribué à l’évincer de l’ile de Providence, en soutenant sa maîtresse Eleanor. On ignore quel est exactement le but de Teach, mais il se révèle un précieux atout lorsque Flint et Vane se préparent à affronter les Anglais. Nul doute que la mort de Vane, qu’il considérait comme son fils, l’incitera à chercher vengeance – ce qui, vu la férocité du personnage, nous promet un beau déchaînement de violence pour la suite.

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Eleanor Guthrie (Hannah New) n’est pas à proprement parler un personnage historique : si sa famille a bien existé et a prospéré en faisant commerce avec les pirates de Nassau, les femmes n’y exerçaient apparemment qu’un pouvoir modéré. Self-made woman forte et indépendante, la Eleanor de la série est une femme intelligente, qui n’hésite pas à jouer de ses charmes pour obtenir ce qu’elle veut. Elle exerce son autorité sur Nassau, traitant avec les pirates d’égal à égal et dirigeant tout le marché noir de l’île. Déterminée, elle sait s’adapter aux circonstances et trahit ses alliés successifs par ses multiples revirements. Prisonnière en Angleterre au début de la saison 3, elle collabore ainsi avec les Britanniques et leur livre ses anciens associés sans le moindre scrupule. Difficile, pour autant, de blâmer le personnage : au fond, c’est une survivante qui mène ses propres batailles avec toutes les armes à sa disposition – y compris et surtout la ruse et la duplicité.

Il est à noter que les femmes occupent une place importante dans Black Sails, quand elles sont totalement absentes de L’île au trésor. A une exception près : la mère de Jim Hawkins, seul personnage féminin nommé, et qui rivalise avec ses homologues masculins et se montre aussi forte qu’eux. Black Sails suit cette ligne, en dépeignant des protagonistes indépendantes, déterminées et pleines de ressources. A ce sujet, certains critiques ont déploré l’abondance de scènes de sexe explicites dans la série – et je confesse en avoir fait partie. Ma foi, il n’y a que les imbéciles qui ne changent pas d’avis ! Si elles peuvent effectivement apparaître au départ comme un simple prétexte à des séquences racoleuses et faciles, elles prennent progressivement tout leur sens en illustrant la manière dont les femmes, dans Black Sails, instrumentalisent leur corps pour parvenir à leurs fins – à l’image de Max ou Eleanor. Car, dans l’impossibilité de s’opposer physiquement aux pirates (à l’exception notable d’Anne Bonny), elles en sont réduites à s’imposer par la ruse, les jeux d’influence et la manipulation. Et si les personnages féminins de Black Sails apparaissent rarement comme positifs, cela souligne aussi la situation des femmes dans le contexte de l’époque, et leur seul recours possible pour parvenir à s’imposer dans un univers résolument masculin.

On aurait pu ajouter à la liste les personnages de Ned Low ou Benjamin Hornigold. Autant de noms, fictifs ou réels, qui appartiennent à la légende de la piraterie et qui ont pour la plupart maintes fois servi, dans la littérature, au cinéma ou à la télévision (James Purefoy incarnant par exemple un étonnant Barbe Noire, dans un téléfilm de 2006 – La véritable histoire de Barbe Noire le pirate), mais toujours dans un cadre moins historique que mythique, voire parfois enfantin. Un ton donné par les grands classiques littéraires, à commencer par L’île au trésor qui, avec ses personnages truculents, ses scènes d’aventure et de combats, son décor de carte postale et ses éléments pittoresques, crée un univers onirique propre aux fantasmes de l’enfance et délaisse la réalité du monde hostile et cruel de la piraterie du XVIIIème siècle. Le cinéma ne s’est guère risqué à sortir de ce registre, de Maurice ou Jacques Tourneur à Roman Polanski en passant par Cecil B. DeMille, Henry King, Frank Lloyd ou la franchise Pirates des Caraïbes. Black Sails n’est certes pas avare en éléments propres à la mythologie du genre. Outre les grandes figures qu’elle met en scène, elle n’hésite pas à exploiter le thème de la quête du trésor, de la mutinerie, de l’île mystérieuse, des duels au sabre, des naufrages et abordages, dans des tavernes enfumées, sur des plages de sable blanc baignées par une mer turquoise ou au contraire sur des océans déchaînés surplombés par un ciel d’encre zébré d’éclairs. La série rejoint aussi L’île au trésor par le portrait qu’elle fait de ses personnages : ce sont tous des braves, ne reculant jamais face au danger, astucieux et pleins de ressources. Dans le roman de Stevenson, même un type menaçant comme Long John Silver a quelque chose de positif, dans son respect de la parole donnée et sa fidélité à un certain code moral.  Plus nuancés et donc plus réalistes, les héros de Black Sails sont pourtant faits du même bois (et on ne parle pas seulement de la jambe de Silver !) et ce ne sont ni des personnages totalement positifs, ni totalement négatifs : derrière leurs trahisons, leurs actes de violence, leurs manigances et leurs multiples revirements,  tous servent, à un moment ou à un autre, un objectif désintéressé qui les dépasse – protection de l’équipage, défense de Nassau, sauvetage d’un ami voire même d’un ennemi.

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Mais si Black Sails ne prend pas ses distances avec les grandes thématiques, elle tente de les implanter dans le contexte de l’époque, au croisement de la série d’aventure et de la série historique. Les deux premières saisons ne déméritent pas en terme de spectaculaire et elles comportent leur lots de batailles navales tonitruantes, de tempêtes apocalyptiques et d’assauts étourdissants jubilatoires, avec une esthétique soignée. La saison 3 continue sur cette lancée et le spectateur en prend plein les yeux à chaque épisode (on citera notamment la tempête de l’épisode 2 ou la bataille épique du final). Le soin apporté aux costumes, armes et décors parachève l’illusion pour une immersion totale.  Ces éléments se développent sur un fond géopolitique et social traditionnellement négligé par la fiction. La lutte sanglante pour l’indépendance de Nassau, qui voit les pirates résister aux assauts de la Marine britannique, illustre ainsi un épisode célèbre de l’Histoire des Caraïbes ; l’amnistie proposée par la Couronne aux pirates prêts à renoncer à leurs forfaits et les dissensions provoquées par cette offre, ainsi que l’exécution de ceux qui refusent de se soumettre, sont également des éléments réels. Dernier exemple, et non des moindres, l’introduction en saison 3 de l’île où sont établis les Marrons apporte une nouvelle dimension au récit, qu’elle enrichit dans ses deux grands axes. D’abord, elle aborde un sujet réel, riche en enseignement sur la situation des esclaves et anciens esclaves – c’est le cas des Marrons, esclaves auto-libérés qui se sont établis en sociétés autogérées dans les îles de la région, suscitant une riposte armée des forces coloniales espagnoles, françaises et anglaises. Mais elle renvoie aussi au roman, par l’apparition d’une île sauvage, inconnue et mystérieuse…

Avec une trame aussi dense, Black Sails court le risque de se perdre dans une multitude d’axes narratifs et d’intrigues et elle jongle en permanence entre scènes d’action, manipulations politiques et dialogues plus intimistes. Si elle peine parfois à trouver son rythme et son équilibre au cours des deux premières saisons, elle y parvient avec une aisance remarquable en saison 3. L’écriture y est mieux maîtrisée, et l’on sent enfin que les scénaristes savent précisément où ils veulent nous emmener, quelle route ils vont emprunter, et comment ils comptent éviter les écueils.

Bien qu’elle dépasse largement ce cadre, il n’en est pas moins vrai que Black Sails demeure en définitive une histoire de pirates, avec tout ce que la figure a d’archétypal et tout ce qu’elle sous-tend sur le plan de l’inconscient collectif. Pour appréhender cet aspect, il faut bien distinguer le pirate du flibustier ou du corsaire : le premier, en général Hollandais ou Anglais, est muni d’un ordre de mission et vise spécifiquement les bâtiments espagnols ; le second reçoit de l’Etat l’autorisation d’attaquer les navires de commerce ennemis en temps de guerre. Le pirate, lui, est un bandit, un brigand des mers qui travaille pour lui-même, ne rend de comptes à personne, et s’en prend indistinctement à n’importe quel bateau, y compris ceux de ses compatriotes. Pilleur, voleur et assassin, à la fois effrayant et fascinant, nimbé d’une aura d’horreur et de panache, le pirate jouit d’un statut ambigu qui n’est pas sans évoquer la place qu’occupent aujourd’hui les gangsters et les mafieux, voire même certains tueurs en série. On pourrait s’interroger longtemps sur les raisons de l’obscur pouvoir d’attraction de ces personnages… ou tout simplement écouter Robert Louis Stevenson lui-même. L’auteur, qui confesse dans un texte qu’il n’est « pas peu fier »  de Long John Silver, écrit dans une lettre adressée à un psychiatre qu’il établit un lien entre le personnage et un autre de ses héros : un certain Mr Hyde (Dr Jekyll & Mr Hyde – 1886), en vertu de ce « sentiment puissant de la dualité humaine qui, par moment, assaille et submerge l’esprit de toute créature pensante. »

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Toutefois, Black Sails illustre un autre concept attaché à l’image que l’on se fait de la piraterie et qui, pour le coup, repose sur des bases historiques : une fois dissipée l’odeur de soufre, le pirate est aussi un symbole de liberté et d’insoumission, et l’étendard d’une contre-culture égalitariste. Black Sails s’étend à plusieurs reprises (par exemple dans la saison 1, lorsque le capitaine Flint est déposé par son équipage, ou dans la saison 3 lorsque les hommes souffrent de la faim et de la soif quand le Walrus est encalminé) sur l’ensemble de règles régissant le fonctionnement d’un équipage – pourtant constitué de criminels aguerris. Un code très strict, qui prône l’égalité parfaite entre les hommes, et une hiérarchie basée sur un vote démocratique avec un capitaine et un quartier-maître élus par leurs pairs, une répartition équitable du butin, et même une sorte de sécurité sociale puisque les blessés reçoivent une compensation financière. Marginale, cette société parallèle est calquée sur la vraie, mais s’y ajoutent une dimension progressiste et une aspiration à l’égalité. Or, Anne Bonny, Benjamin Hornigold ou Edward Teach sont tous trois issus d’un milieu aisé, et James Flint a d’abord exercé dans la marine anglaise avant de devenir le terrible pirate que l’on sait. Tous ont tourné le dos à la bonne société, comme l’ont fait dans la réalité bien des pirates qui, pour la plupart, ont d’abord appartenu à la marine officielle, militaire ou marchande. En général, le choix de la transgression découle précisément de la frustration engendrée par l’expérience de l’iniquité et un sentiment d’injustice sociale : privilèges d’officiers de haute naissance, châtiments corporels, piètres conditions de vie et maigre salaire… C’est ce même sentiment et cette même insoumission à l’autorité qui poussent à la mutinerie les marins du Bounty, à la fin du XVIIIème siècle.  L’image de l’homme révolté, du forban (littéralement « en dehors du ban ») qui se met volontairement en marge des institutions pour obéir à un autre règlement reposant sur l’égalité, a toujours exercé une fascination parce qu’elle fait miroiter la tentation de la contre-culture, la possibilité du choix d’une autre société plus libre et plus juste, en opposition avec l’ordre établi qui nous est imposé. Le thème est d’autant plus pertinent aujourd’hui, au moment où surgissent des mouvements comme Occupy Wall Street, Les Indignés ou les pirates ( !!) informatiques connus sous le nom d’Anonymus, qui remettent en question le mode de fonctionnement des états et des démocraties.

Après deux premières saisons déjà remarquables, Black Sails vient de nous offrir une troisième saison magistrale : mieux maîtrisée, plus équilibrée, toujours servie par une mise en scène époustouflante et la musique épique de Bear McCreary, la série continue de creuser le sillon de la reconstitution historique, tout en y implantant à la fois ses propres intrigues et les éléments qui la rattachent à L’ile au trésor, dont elle se veut le prequel. Au départ, on pouvait penser que la référence à l’œuvre littéraire n’était qu’un prétexte ; Black Sails balaye toute réserve dans cette dernière saison en date, en se rapprochant toujours davantage de sa source d’inspiration. Mélangeant astucieusement personnages fictifs et réels, elle s’achève pour l’instant sur une scène stupéfiante d’intelligence et de cohérence, qui scelle définitivement le lien entre les deux fictions, en rattachant le John Silver réaliste de la série à celui, mythique, du roman.  La jonction est tout simplement parfaite, semant les graines de l’irrésistible ascension de Silver et l’introduction de sa légende. Plus encore, cette scène que l’on devine charnière incarne à elle seule toute l’ambition de Black Sails : questionner la manière dont se forment ces légendes, dans un environnement historique et réaliste. Et c’est le couteau entre les dents que nous patientons sur le pont avant, déjà prêts à partir à l’abordage d’une saison 4 qui s’annonce sous les meilleurs auspices.

Black Sails (Starz) 3 saisons / 28 épisodes de 52’ environ.

Diffusée en France sur OCS. Disponible en DVD (saison 3 à venir).

L’île au trésor – Robert Louis Stevenson – disponible aux éditions Pocket.

Crédit photos : Starz

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