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Un Commentaire

El Caso, Crónicas de sucesos : lire entre les lignes (Espagne)

El Caso, Crónicas de sucesos : lire entre les lignes (Espagne)
Fanny Lombard Allegra

Il y a une vie télévisuelle en dehors des séries américaines ou britanniques. Quand elles inondent nos écrans, Season One résiste en mettant en avant les séries françaises, et on assiste à un intérêt croissant pour des productions issues d’autres pays : Australie, Israël, Suède, Norvège, etc. Une envie de variété et d’exotisme, mais pas seulement. Si ces fictions ont un ton ou un angle propres à une culture ou un état d’esprit, elles traitent de thèmes universels et nous racontent à la fois quelque chose de particulier et de général. Toujours plus surprenante, la télévision publique espagnole TVE a lancé en Mars dernier El Caso, Crónicas de sucesos, une série ambitieuse qui voit enfin la fiction ibérique se confronter au passé trouble du franquisme par le biais d’un polar classique mais efficace et visuellement soigné. Un pari audacieux, satisfaisant en termes d’audience et surtout payant en termes de qualité.

Nous sommes à Madrid, en 1966. Ex-policier, Jesús Expósito (Fernando Guillén Cuervo) est un journaliste chevronné et le fer de lance de l’hebdomadaire El Caso, consacré aux faits divers. Lorsque le corps d’une jeune américaine est découvert près d’un point d’eau, le reporter se rend sur place ; arrivé sur les lieux, il découvre que sa direction lui a assigné une nouvelle collègue, la photographe débutante Clara Lopez-Dóriga (Verónica Sanchez). Vieux loup solitaire et bourru, Expósito voit d’un mauvais œil cette collaboration, d’autant qu’il doute des compétences de la jeune femme, issue d’un milieu aisé et peu habituée au travail de terrain. Mais intelligente et pleine de ressources, celle-ci comprend vite qu’il y a erreur sur l’identité de la victime… Bien que tout les oppose, les deux journalistes vont enquêter ensemble pour tenter d’élucider le meurtre, au cours d’une investigation complexe qui va les confronter au monde de la prostitution et les conduire jusqu’à une base militaire américaine implantée en Espagne. L’affaire marque les débuts d’une collaboration fructueuse, Jesús et Clara travaillant dès lors de concert pour tenter de percer le mystère des faits divers les plus emblématiques de l’époque, en dépit de la censure et des pressions du régime franquiste, qui entend bien contrôler les publications d’El Caso.

Signalons en préambule que El Caso prend comme base de départ un magazine qui a réellement existé, et qui vient d’ailleurs de revenir dans les kiosques à la faveur de la popularité de la série : publié de 1952 à 1997, l’hebdomadaire éponyme a connu un immense succès en Espagne, atteignant jusqu’à 200 000 exemplaires vendus. Dédié aux faits divers, il présentait chaque semaine les crimes et délits les plus marquants du pays, à travers des reportages et des enquêtes journalistiques souvent illustrés de photographies crues et volontiers choquantes. Entre sensationnalisme et investigation de fond, El Caso a marqué son époque et révolutionné la presse espagnole, sous un régime franquiste ayant la mainmise sur les publications. Cela a son importance ; nous y reviendrons. El Caso puise sa source dans l’histoire de la revue, tant pour son cadre que pour ses intrigues : mettant en scène des journalistes de la rédaction de cet hebdomadaire, la série reprend dans chaque épisode un des faits divers que celle-ci a traité et s’en inspire librement, sans jamais le transposer au pied de lettre et en prenant quelques libertés – en changeant les noms, mais aussi en inventant un autre dénouement, en liant entre elles plusieurs affaires, ou en impliquant directement ses protagonistes. Le point de départ est donc fidèle à la réalité mais le reste s’apparente à la fiction. Toute ressemblance avec des personnes existant ou ayant existé… n’est en aucun cas fortuite !

Classique en apparence, El Caso se présente comme une série policière traditionnelle, mêlant feuilletonnant et procédural, avec une trame suivie qui court tout au long de ses 13 épisodes, chacun centré sur une enquête conclusive ; s’y ajoutent des éléments de la vie privée des personnages, en marge du récit principal.  Une formule largement éprouvée par la fiction espagnole, aussi bien dans Victor Rós que dans Los misterios de Laura ou Olmos y Robles, par exemple.  Fidèle à l’esprit du magazine, El Caso développe ainsi son « enquête de la semaine », apportant à chaque fois un dénouement satisfaisant – même lorsque l’affaire en question demeure irrésolue. Le champ du fait divers embrassant une large palette de thématiques, les intrigues ont l’avantage d’être extrêmement variées : nos journalistes vont ainsi du meurtre à l’enlèvement en passant par le cambriolage, l’attentat, les affaires de mœurs, l’agression ou le trafic d’œuvre d’art. Une diversité bienvenue, quand le déroulement des épisodes reste peu ou prou le même d’une semaine à l’autre : les deux protagonistes enquêtent sur un crime qui se révèle plus compliqué qu’il n’y paraît au premier abord ; il leur faut travailler avec la police et composer avec les enjeux politiques ; l’investigation conduit les héros à un élément déterminant qui leur permet d’écarter les fausses pistes ; l’affaire se conclut au bout des 75 minutes de diffusion avec la parution de la une qui lui est consacrée.  Un scénario convenu voire redondant, mais néanmoins efficace et bien construit, avec du rythme, du suspense et de multiples rebondissements bien amenés. Le mécanisme est parfaitement rodé et propose à chaque fois un récit maîtrisé et prenant.

Il en va de même avec les deux héros, qui forment un couple conventionnel mais pertinent et percutant.  D’un côté, Jesús Expósito, incarné par l’excellent Fernando Guillén Cuervo, qui est également à l’origine de la série : vétéran de la rédaction, cet ancien policier venu d’un milieu modeste est un loup solitaire qui a construit sa carrière tout seul, sans rien devoir à personne. Ancien policier, il a conservé de son ancienne fonction un instinct et un flair qui le conduisent à enquêter sans se soucier des risques, parfois à la limite de la légalité, notamment dans un cas de meurtres en série qui l’obsède depuis des années. Macho de la vieille école, il est réticent à l’arrivée de sa jeune collègue, qu’il considère d’abord comme une jolie bourgeoise incompétente cherchant simplement à se distraire… Mais Clara Lopez-Dóriga, interprétée par Verónica Sanchez (vue notamment dans Sin Identidad), vaut bien plus que cette caricature. Quand la plupart des gens ne voit en elle qu’une jolie poupée, elle se révèle intelligente et pleine d’astuces, et sa clairvoyance fait d’elle une remarquable journaliste, poussant Expósito à réviser son jugement et à la prendre sous son aile. Mariée et issue d’un milieu aisé, la jeune femme fait partie d’une famille liée au régime franquiste, et son désir d’indépendance l’oppose à un entourage ancré dans la tradition et attaché à l’idée qu’une femme est faite pour s’occuper de son foyer.  Les relations sont particulièrement tendues avec son mari, d’autant qu’elle ne tarde pas à découvrir que celui-ci entretient une liaison… avec un homme de confiance du régime.  Le duo d’enquêteurs  en lui-même reste tout à fait classique, avec un homme et une femme aux caractères opposés mais qui, rapidement, s’entendent pour mener à bien leur mission. De fait, la dynamique entre les deux personnages fonctionne très bien, chacun jouant à la perfection le rôle qui lui est dévolu, ce qui les rend complémentaires. El Caso a par ailleurs l’intelligence de nous épargner la tension romantique / sexuelle entre ses deux héros, préférant centrer la relation sur un rapport mentor / élève plutôt que sur un syndrome de Pygmalion.  En arrière-plan, ils sont accompagnés d’une galerie de personnages secondaires bien campés, plus légers, et qui apportent une note fraîche et humoristique bienvenue sans pour autant tomber dans la farce ou la parodie.

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Une structure bien connue, des personnages classiques, une trame policière habituelle… Et pourtant, El Caso a quelque chose de particulier, une vision d’ensemble et un sous-texte qui lui permettent de se démarquer avec subtilité des fictions desquelles on serait tenté de la rapprocher. Avec ses multiples axes narratifs, son esthétique et la manière dont elle se pose à la frontière entre réalité et fiction, la série se donne les moyens d’aborder de façon transversale des grands thèmes de société pour ausculter avec subtilité l’Espagne franquiste, période troublée et sujet encore très sensible aujourd’hui. Cela passe notamment par l’implantation du récit dans une ambiance, une atmosphère à laquelle la reconstitution de l’époque n’est pas étrangère : les costumes sont impeccables, les décors portent tout un propos sous-jacent (par exemple, les bureaux de la rédaction sont formés d’espaces ouverts et lumineux meublés de bureaux de bois, quand le commissariat est un endroit froid et cloisonné, au mobilier en fer et aux murs peints en gris…), on fume et on boit plus que les héros de Mad Men… La comparaison se justifie d’autant plus que l’influence est totalement assumée par l’équipe technique, qui réussit à se rapprocher de son élégance et de son esthétique en lorgnant toutefois davantage vers l’esprit du polar noir des années 1950 – thématique oblige. Manque seulement une bande sonore à l’avenant, la musique ayant étrangement été négligée dans cette reconstitution pourtant soignée sur tous les autres plans. Le traitement visuel, avec une image jaunie et une mise en scène étudiée, achèvent de donner le ton.

C’est dans cet environnement, véhicule d’une certaine nostalgie et caractéristique de toute une époque, que l’on suit les journalistes de El Caso tout au long de leurs enquêtes, de la découverte du crime ou du délit jusqu’à la parution de l’article afférent. Certes, on objectera que la substitution des deux journalistes au traditionnel tandem policier est bien loin de constituer une innovation majeure – et il est exact que, globalement, El Caso est bien une série policière dans ce qu’il y a de plus habituel. Oui, mais il faut aller plus loin, dépasser cette première impression pour voir au-delà de ce qu’elle raconte et comprendre ce qu’elle montre et ce qu’elle sous-entend. Le fait d’avoir choisi pour cadre la rédaction d’un magazine en 1966 (soit quelques mois avant l’adoption d’une loi limitant de façon drastique la liberté de la presse), et plus encore celle d’El Caso, n’a rien d’anodin. En 40 ans d’existence, l’hebdomadaire a durablement marqué la société espagnole, en bouleversant tous les codes de la communication et du journalisme. Populaire voire parfois populiste (par exemple dans le traitement graphique de unes faisant la part belle aux photos de scènes de crime et de cadavres), El Caso incarne pourtant en premier lieu un journalisme de terrain, où l’investigation rigoureuse prend le pas sur la littérature ; sans se départir d’un sensationnalisme vendeur, le journal  recourait au spectaculaire sans tomber dans la mise en scène. Et c’est précisément ce qu’entend montrer la série, qui pousse ses spectateurs dans les pas de ses deux héros et les immerge totalement dans le travail quotidien de l’ensemble de l’équipe : recherches, enquêtes, interviews, écriture, développement des photos, conférence de rédaction, et même maquette et mise en page – jusqu’à la parution en kiosque. El Caso reste cependant une fiction télévisée et à ce titre, elle n’est pas totalement honnête. Elle met en exergue une certaine idée romantique du journalisme, avec des reporters en chevaliers blancs de l’information, défenseurs des victimes, garants de la justice et porte-voix de la vérité, tandis qu’est nettement atténuée la recherche du scoop ou du titre racoleur et complaisant. Nonobstant, chaque épisode décrit très bien ce travail de fourmi, ces tâtonnements, ces recherches sur le papier et sur le terrain qui sont l’essence du journalisme d’investigation. On se rend sur les lieux de l’affaire, on interroge les témoins, on sollicite des sources indirectes, on soigne ses relations avec les médecins légistes ou la police, on traîne dans les rues à la recherche de témoins potentiels, on arpente les couloirs des morgues et des casernes militaires, on rend visite aux assassins et délinquants en prison, on se faufile en douce dans les hôpitaux pour questionner victimes et malades mentaux…  Et enfin, on s’assied devant sa machine à écrire, une cigarette au bec et un verre de whiskey à portée de main pour retranscrire sur le papier les vérités mises au jour,  avant que ne chauffent les rotatives.

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La variété des faits divers abordés et les problématiques liées à la vie privée des personnages (adultère, misogynie, homosexualité…) donnent à la série un angle pour traiter une large palette de sujets de société. Fondamentalement, El Caso – dans la fiction comme dans la réalité – est un magazine qui présente des affaires criminelles et policières, mais sans aucune prétention philosophique ou sociologique. Loin d’une réflexion sur la noirceur de l’être humain ou sur la désintégration de la société dans son ensemble, c’est d’abord une revue d’information et surtout de divertissement oserait-on dire : El Caso n’est pas The Wire qui, sur une base de départ comparable, vise une réflexion plus profonde et plus générale. Pour autant, aujourd’hui comme à l’époque, le fait divers reste une voie d’accès possible pour mieux appréhender un contexte, en tant que reflet d’une société dont il renvoie une image certes réductrice (puisqu’il se limite à ce qu’il existe de plus violent et anecdotique) mais pourtant bien réelle. S’ajoute ici une dimension supplémentaire, liée à l’époque de l’action : la dictature du général Franco est toujours présente, menace directe quand elle intervient pour censurer une publication ou autoriser un article, ou ombre projetée en arrière-plan lorsqu’elle ne dit pas son nom. Dans la réalité, le régime a autorisé la création du magazine, à condition qu’il se limite à un unique crime de sang par semaine… Une ligne directrice qui traduit l’ambigüité des autorités, qui souhaitaient mettre à profit ces récits pour distraire l’attention du public en l’éloignant des préoccupations politiques, mais qui rechignaient en même temps à laisser véhiculer l’image d’une Espagne dangereuse et violente, en proie au désordre social.

Dans la série, le pouvoir de la dictature est omniprésent, bien qu’il ne soit pas toujours perceptible au premier coup d’œil. Il est notamment personnifié par Antonio Camacho, ami d’enfance et ancien collègue de Jesús du temps où ce dernier était dans la police, les deux hommes étant à couteaux tirés depuis qu’ils se sont opposés sur une affaire. Homme de confiance et officiel du régime à la poigne de fer, Camacho est en pleine ascension et ne recule devant aucune compromission pour servir ses ambitions. Au passage, signalons la très bonne interprétation d’Antonio Garrido, qui réussit à donner à ce personnage manichéen une noirceur complexe intéressante. Mais même en l’absence de Camacho, le franquisme imprègne l’ensemble du récit, s’infiltrant insidieusement dans le moindre de ses aspects et contaminant toute la société : les institutions sanitaires et sociales, la police, l’armée, la religion, les mœurs, la morale, les relations internationales, la politique évidemment, la place des femmes dans le monde du travail… Et bien sûr la presse, qui est au cœur de El Caso. Qu’elle se traduise par des pressions politiques ou financières, le contrôle de l’information, la censure ou la relecture des articles qui doivent être approuvés par une instance supérieure, cette mainmise est effrayante, et ne rend que plus admirables et réjouissantes l’ingéniosité et la ténacité avec lesquelles les journalistes s’échinent à la contourner. Encore ne sont-ils pas à l’abri des tentatives d’instrumentalisation et de manipulation. Ne manquez pas le 5ème épisode, Operación Ituren : remarquablement bien écrit, le scénario machiavélique en devient presque dérangeant dans la manière dont il mène ses héros par le bout de nez – et avec eux, un téléspectateur complètement immergé dans l’histoire. Ce n’est pas là le moindre des mérites de El Caso qui, derrière un épisode apparemment banal, porte un regard aigu sur l’Espagne des années 1960 et sur la marge de manœuvre étroite dont disposait la presse sous la dictature.

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Si on vous parle beaucoup de séries espagnoles dans Rock Around The Globe, c’est bien parce qu’il se passe quelque chose de l’autre côté des Pyrénées : un glissement, une évolution subtile mais sensible. Depuis quelques années déjà, des séries comme Victor Rós, Vis a vis, El Princípe, El Ministerio del Tiempo ou Mar de Plastico font bouger les lignes, s’inspirent de modèles internationaux tout en conservant une spécificité culturelle, et séduisent le public et parfois la critique. Une écriture plus soignée, des scénarii inventifs et une certaine exigence qualitative contribuent ainsi à redessiner les contours de la fiction espagnole, plus par une redéfinition progressive que par une révolution brutale. El Caso, nouvelle série de la TVE, n’est que l’ultime avatar de ce processus, et sans doute un pas de plus vers la maturité. Très classique en apparence, elle pourrait bien marquer un tournant essentiel : d’abord parce qu’en brouillant volontairement la frontière entre fiction et réalité, elle développe plusieurs niveaux de lecture, marque de qualité malheureusement trop rare dans les séries espagnoles ; mais aussi parce que ce prisme particulier l’autorise à aborder de biais l’époque franquiste, trop souvent passée sous silence (comme dans Velvet, singulièrement muette sur la question alors que l’action se déroule à la même époque…) Une démarche méritoire et audacieuse qu’il convient de saluer tant le sujet est encore sensible et la blessure à vif. Voilà qui nous rappelle comment les séries TV et la fiction en général sont susceptibles de mettre le passé à distance pour mieux nous y confronter…

El Caso, Crónicas de sucesos – RTVE (2016)

13 épisodes de 70 min. – disponibles gratuitement sur www.RTVE .es

Crédit photos : RTVE

A signaler que la chaîne a mis en place un remarquable dispositif transmédias, avec une application, des bandes dessinées interactives, une carte de presse personnalisable, des reportages sur les coulisses, des documentaires sur les affaires ayant inspiré la série, les unes de chaque épisode…  A retrouver sur le site consacré à la série : http://www.rtve.es/television/el-caso/