[Interview] Jordskott: « Notre but était de clouer le public au canapé »
Après avoir cartonné à la télévision suédoise le printemps dernier, la série sensation du dernier Festival Séries Mania, Jordskott, est diffusée depuis début juin en Angleterre sur ITV Encore. A l’occasion de la diffusion de l’incroyable épisode final de la saison 1 la semaine prochaine, nous vous proposons de revenir sur l’aventure Jordskott en compagnie de Henrik Björn, créateur et réalisateur de la série, ainsi que Phillip Hammarström, producteur de la série pour Palladium, avec qui nous avons longuement discuté lors du dernier Festival Séries Mania.
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Le premier mot qui vient à l’esprit en voyant la série, c’est « surprenant » : je pensais que c’était une série policière et dès la fin du premier épisode, il y a un retournement de situation qui amène à une série fantastique. Comment aviez-vous imaginé ce premier épisode, pour surprendre votre public ?
Henrik Bjorn : C’était l’idée, parce que dès le départ nous voulions toucher un large public, habitué aux séries policières, et nous sommes donc sur un terrain très familier. Ça commence même avec une prise d’otages et cette femme flic, et on a déjà vu des trucs comme ça auparavant. Mais ensuite, on a un léger sentiment de malaise quand elle découvre la maison, et on se dit qu’il y a peut-être quelque chose d’autre. Mais c’est quand même assez similaire à ce qu’on a déjà vu. Nous voulions conclure le premier épisode sur un vrai cliffhanger, pour montrer qu’on est dans un parcours différent de qu’on pouvait penser. Dans l’épisode 2 et surtout dans l’épisode 3, on franchit totalement ce pas. Et ça fonctionne ! En Suède, on n’a jamais tellement évoqué l’aspect mystérieux en interviews. Les journalistes avaient quelques soupçons, mais on leur disait qu’ils allaient devoir regarder la série pour savoir… Ça nous a amené un large public, on a battu des records d’audience. Des gens qui n’avaient jamais regardé Game of Thrones par exemple, mais qui ont été accrochés parce qu’ils ont commencé à aimer les officiers de police, à aimer Eva, et les cliffhangers ont rajouté à leur intérêt. C’est une sorte de mélange composite… Les gens se demandaient si c’était comme Top of The Lake, True Detective ou Twin Peaks, et on répondait : ah, c’est Jordskott ! Vous allez devoir regarder ! Au bout de trois ou quatre épisodes, on a vu que le public était toujours là, et le nombre de fans plus important que ce à quoi on s’attendait. Sur Twitter et les réseaux sociaux, les mots-clés font tout le temps le buzz. En Suède, ça a explosé dans tous les médias et l’impact a été massif. Parce que les gens voulaient quelque chose de nouveau, et on le leur a donné. Quand ils ont regardé la série, même les gens qui ne voulaient pas quelque chose de nouveau se sont dit « d’accord, c’est ce genre de choses que j’attendais mais je ne le savais pas ». Jordskott est rempli de secrets, il y a plusieurs strates de mystères cachés, l’intrigue elle-même est un mystère. Nous avons gardé ce secret, et ça a encore plus effrayé les gens. Quand vous regardez un film fantastique, vous savez que ça va être un film fantastique. Mais si vous pensez regarder une série policière, vous ne savez jamais à quoi vous attendre dès que les choses virent à l’étrange. Vous regardez une série avec une belle jeune femme blonde qui enquête dans la forêt brumeuse, et vous ne savez pas si ce sera flippant – et parfois ça ne l’est pas ! Un plan avec de la musique, et les gens retiennent leur souffle… Notre but, c’était de scotcher le public au canapé, qu’il ne puisse pas aller aux toilettes ou se faire un café. Parce que dès que vous clignez des yeux, vous loupez un truc !
Avez-vous imaginé la série pour un public international, qui a l’habitude de séries nordiques comme Bron, The Killing ? Avez-vous construit cette série pour nous ?
Philip Hammarström : Oui, en quelque sorte. Nous voulions faire une série susceptible de toucher un large public, et je suppose que c’est le cas de The Killing ou de Bron. Nous voulions pousser les gens à jeter un œil à notre série : attirer les amateurs de fantastique, pour qu’ils puissent rattraper leur retard ensuite. Parce que ceux qui aiment le fantastique n’apprécient pas forcément les histoires policières mais après 2 ou 3 épisodes, leurs amis leur diraient que c’est une série à mystères, et ça les inciterait à regarder aussi. Nous toucherions donc un vaste public : ceux qui aiment les séries policières et ceux qui aiment le fantastique. Et ça marche ! Il y énormément de gens qui regardent, et de tous les âges.
H.B : Absolument : dès le début, nous avons précisé que c’était une série scandinave à dimension internationale. La qualité cinématique et la qualité de l’enregistrement devaient attirer un large public. On a beaucoup soigné les visuels et la promo, où l’on n’a que 30 secondes pour présenter l’histoire. Les publicités sont souvent pleines de détails… On nous a demandé de faire une série de 10 heures, et jusqu’à la toute fin, la photo reste époustouflante. C’était un élément important. Bien sûr, nous avions un temps et un budget limités, mais nous avions des professionnels à nos côtés, du costumier au décorateur. Nous avons aussi pris la décision de ne pas tourner en studio ; tout devait être réalisé en extérieur, afin d’avoir le cadre dont nous avions besoin. En un sens, c’est un endroit tout en sommets et en dépressions. Les gens de la petite ville où nous avons tourné nous ont ouvert leurs maisons, et on a pu tourner en décors réels. Ca a aussi aidé les acteurs : il n’y a pas de fond vert ou quoi que ce soit d’autre, c’est la stricte réalité.
Vous préférez travailler de cette manière ?
H.B : Autant que possible. Mais il y a aussi quelques effets spéciaux, assez avancés.
P.H : Il y a beaucoup d’effets spéciaux dans la série, qu’on remarque plus ou moins. Par exemple, nous avons tourné au cœur de la Suède, où il n’y a pas de montagne, et nous voulions que Silverhöjd soit une ville d’altitude. De nombreuses séquences ont donc été tournées à un autre endroit, et ont ensuite été insérées dans les autres scènes.
En France, si un auteur écrit une série dramatique et fantastique avec des scènes d’action, il n’a aucune chance d’être mis à l’antenne. A-t-il été difficile pour vous d’imposer ce type de série ?
P.H. : Oui. Beaucoup de gens étaient sceptiques parce que le fantastique n’est pas un genre très porteur en Suède. Mais nous leur avons montré que nous pouvions faire quelque chose de bien, proposer une bonne version dans ce genre. C’était un gros travail, nous avons fait beaucoup d’efforts, et le résultat est très bon. Voilà, c’est ça notre réponse ! Le fantastique demande un effort de la part du public parce que c’est quelque chose de différent, mais si c’est bien fait, s’il y a des personnages attachants, on les suivra n’importe où.
H.B. : On voulait aussi rester fidèles à l’histoire et ne pas en faire une historie de monstres. Il y a beaucoup de séries avec des monstres et de la mauvaise 3D ; nous sommes davantage dans le domaine psychologique, et les créatures se manifestent par des sons ou des indices. Peut-être même qu’elles ne sont pas là, qu’on ne fait que les imaginer. Certaines de ces créatures ont la même apparence que nous, on ne les remarque pas ; il pourrait y en avoir une dans cette pièce – l’un d’entre nous, qui sait ? Nous ne montrons pas les monstres. Toute la série est née d’une idée, nous voulions vraiment réaliser ce projet et personne ne nous l’a commandé. C’est entièrement venu de nous. Dès le début, on y a mis beaucoup de cœur et d’énergie : on l’a, ou on ne l’a pas. C’est comme notre équipe : par exemple mon frère, qui est l’un de ceux qui a réalisé les effets 3D.
Ce qui est très intelligent dans la série, pour le public international, c’est le personnage principal. Surtout vis-à-vis des Etats-Unis, puisqu’elle peut rappeller Ana Torv de Fringe : une femme d’action, un flic mais aussi avec des failles…
H.B. : Eva est jouée par Moa Gammel, qui a déjà tourné dans plusieurs films et qui en a aussi produit. Elle écrit aussi des livres, elle tient un podcast… C’est une femme très intelligente. Philip a suggéré son nom et je suis allé voir un de ses films, Tommy, où elle jouait un gangster, mais on voyait qu’elle avait tout ce dont on avait besoin pour Eva : elle est fragile, évidemment très belle, mais elle peut aussi se montrer très forte. Dans la série, son personnage suit un parcours riche en émotions. Elle doit être un flic fort, elle pense que sa fille est vivante alors qu’elle la croyait morte depuis 7 ans – imaginez un peu ! – et elle doit se montrer professionnelle vis-à-vis des autres policiers. Elle doit jouer beaucoup d’émotions différentes. C’est un rôle très chouette pour elle, et elle l’a fait à la perfection. C’est intéressant de voir tout l’amour qu’elle reçoit de la part du public suédois, qui trouve qu’elle a vraiment donné corps à son personnage.
Quand j’ai vu la dernière scène du premier épisode, j’ai trouvé qu’elle était très graphique, tout comme l’ensemble de la série. Qu’est-ce que votre expérience et votre amour des comics vous a apporté ?
H.B. : Moi-même, je dessine beaucoup : je ne suis pas doué, mais je dessine ! Même en tant que réalisateur, je pense en images. C’est aussi quelque chose que j’ai appris de la pub. Mon directeur artistique n’avait jamais travaillé sur une série dramatique, mais nous avions en tête des images très fortes et nous savions comment elles devaient être réalisées. La scène dont vous parlez est une scène-clé, c’est le cliffhanger qui précipite le public dans la série : vous devez repenser tout ce que vous avez vu au cours des 55 minutes précédentes. Quand j’étais petit – je devais avoir 8 ans – il y avait la série V, avec des lézards venus de l’espace. La dernière scène du premier épisode, quand il quitte sa peau et qu’on découvre le lézard vert en-dessous… Tu parles d’un cliffhanger ! Waouh ! On en a discuté avec la chaîne : est-ce qu’on va trop loin, avec les racines dans sa main ? Non, c’est la scène-clef de toute l’histoire. Il n’a fallu que quelques secondes pour que Twitter explose ! Les gens ont commencé à se prendre en photo, avec la main plongée dans un pot ! Il faut avoir des scènes comme ça, qui véhiculent une image forte. Toutes les grandes séries en ont : si vous pensez à Breaking Bad, vous pensez à la combinaison en plastique jaune. C’est très graphique, et vous comprenez immédiatement que c’est Breaking Bad.
P.H. : Nous voulions qu’en zappant, on sache instantanément qu’on était tombé sur Jordskott. Même si ce n’est pas une scène ou un personnage important, vous devez en percevoir l’aspect et l’associer à Jordskott. C’était essentiel pour nous d’avoir une série très visuelle.
H.B. : Les producteurs et les réalisateurs de séries évoquent beaucoup l’identité visuelle. C’est compliqué, parce que beaucoup de choses ont déjà été faites, mais je crois qu’il y a une atmosphère unique dans Jordskott. Tout le monde n’apprécie pas, certains sont même choqués : comment peut-on faire quelque chose d’aussi étrange ? Mais beaucoup de ces personnes regardent quand même ! « Je déteste Jordskott, mais je ne peux pas m’empêcher de continuer à regarder ! »
P.H. : C’est choquant parce qu’on oblige les gens à éprouver des émotions – même si pour la plupart, ce sont des émotions positives. Certains n’aiment pas ça, mais ils ont été happés.
H.B. : Il y a des séries dramatiques à la télé dont tout le monde se fiche. Elles font beaucoup d’audience, mais personne ne réagit sur Twitter et tout le monde s’en moque : on les regarde et on va se coucher. Avec Jordskott, vous êtes obligé d’avoir une opinion. Je suis une sorte de geek, avec pour références les comics et les vieux Star Wars ; mais quand je me promène en forêt avec mes enfants, je leur raconte les histoires que me racontait ma grand-mère. Pour faire une série, il faut partager à parts égales le fantastique et le côté nerd, pour impliquer les gens. Quand ils font un jogging dans les bois, ils prennent un arbre en photo et y ajoutent #Jordskott ; ils ne peuvent plus voir la boue des bassins d’épuration sans penser à Jordskott. Nous changeons la perception qu’ils ont des choses, et combien de séries policières peuvent en dire autant ? Une série policière, c’est un produit de consommation : vous la regardez, mais vous n’y pensez plus après.
Ce genre de choses arrive aux Etats-Unis, avec des séries comme Scandal, très commentée sur Twitter…
H.B. : Il y a toute une génération perdue, qui ne regarde jamais la télé – avec Netflix, YouTube et tout le reste. Mais là, tout à coup, il faut qu’ils soient là pour regarder Jordskott. Ils ne peuvent pas attendre plus tard pour la regarder d’une traite, parce que tout le monde en parle, et y compris les réseaux sociaux. Ils doivent donc la regarder en direct à la télévision avec leurs parents. Mon voisin est venu me voir : « Enfin, ma fille et moi nous regardons la télé ensemble ! » Elle a 14 ans. Chez moi aussi, mon fils de 10 ans et moi ne regardons jamais la télé ensemble. Mais Jordskott, oui ! On est revenu aux sources, avec des familles réunies devant la télé comme devant le feu de cheminée. Une série fantastique basée sur la mythologie nordique, regardée par 1/3 des Suédois ! Imaginez ça en France : 1 Français sur 3 ! La Suède est un petit pays, mais quand même… Je crois que c’est parce que nous avons su nous taire… La série a été diffusée, les gens ont accroché, et ils n’ont pas pu s’arrêter.
Pour une future saison 2, ce sera la même histoire ?
H.B. : Nous ne sommes même pas sûrs qu’il y aura une saison 2, parce qu’il y a des questions politiques et financières. Et il faut qu’on l’écrive ! Nous avons déjà une idée très forte, évidemment dans le même univers et avec les mêmes personnages. Aux Etats-Unis, avec un tel succès on serait déjà en train de travailler dessus. Mais en Suède, c’est un autre rythme… Beaucoup de choses ont bien fonctionné en saison 1 ; on va les réutiliser pour faire une saison 2 encore meilleure. Et il y a des choses qu’on ne refera pas… Nous avons beaucoup appris. La saison 2 sera une saison brillante, et je veux prendre le temps de l’écrire pour qu’elle soit parfaite. Nous avons déjà l’arrière-plan et l’arc narratif principal -pas seulement pour la saison 2 mais dans une perspective plus large. Certaines choses sont terminées en saison 1, et c’était important parce qu’on ne voulait pas finir comme d’autres séries… Je ne devrais pas les citer mais ça devient de plus en plus fou et à la fin, il y a trop de trames impossibles à relier entre elles. Nous avons toutes les réponses, mais il y a certaines choses que nous avons choisi de ne pas dire. Nous avons aussi l’arrière-plan, qui remonte sur plusieurs centaines d’années en arrière.
P.H. : Henrik et moi sommes tous les deux novices, nous n’avions jamais fait de série ou de fiction à cette échelle. C’est aussi pour ça que c’est différent. On n’a pas suivi le cours « Comment faire une série télé ? » Quand on tournait ou qu’on écrivait, on a aussi remarqué que les gens nous disaient : « Vous ne pouvez pas faire ça ! Ce n’est pas comme ça qu’on fait ! » Je me fiche de savoir comme les autres le font, nous on veut faire comme ça ! L’équipe était très négative au début, et après ils se sont dit : « Oh, ça marche ! Vous pouvez faire comme ça ! » C’était même mieux, parce que c’était différent. Tout le projet est différent, mais dans le bon sens du terme : les gens ont découvert que la différence, ça a du bon !
J’aime bien votre façon de penser. Je vais vous donner les numéros de téléphone de quelques personnes sur les chaînes françaises…
P.H. : (Rires) En fait, ça a favorisé la série. Je crois aussi que nous avions une telle passion, une telle envie d’aller jusqu’au bout qu’on a incité l’équipe à faire pareil. Ils m’ont confié après qu’ils n’avaient jamais autant travaillé sur une série, et c’était très bien parce qu’ils ont aimé ça. Et ils la regardent aussi ! La plupart des membres de l’équipe technique ne regardent pas les trucs qu’ils tournent mais là, c’est une des premières séries qu’ils aiment. Ils ont fait beaucoup d’efforts et ça se voit à l’écran.
[Propos recueillis par Alexandre Letren
Traduction assurée par Fanny Lombart Allegra]
Crédits: Palladium Film
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