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Un Commentaire

Les Soprano : familles, je vous hais

Les Soprano : familles, je vous hais
Fanny Lombard Allegra

Lancée  en 1999 par HBO, Les Soprano a rapidement accédé au rang de série-culte, plébiscitée par la critique comme par le public. Un succès qu’expliquent d’évidentes qualités narratives et techniques : un récit maîtrisé sur le long terme, un réalisme assumé, des personnages complexes remarquablement interprétés, des dialogues ciselés, l’intelligence et la cohérence d’un propos riche en sous-texte et références suffisent déjà à en faire un chef-d’œuvre. Mais au-delà de ça, la vraie réussite des Soprano tient à la manière dont elle dépasse le cadre particulier de l’histoire de gangsters classique pour toucher à l’universel, en abordant rien de moins que les angoisses existentielles inhérentes à la nature humaine. Season One revient sur ce l’une des meilleures séries des deux dernières décennies, pour essayer d’y apporter un éclairage un  peu différent. Attention : spoilers

Tony Soprano (fantastique James Gandolfini) est le chef d’une des familles mafieuses les plus importantes du New Jersey. Marié et père de deux enfants, il gère trafics et rackets en tous genres et n’hésite pas à recourir à la violence pour imposer son autorité. Lorsqu’il souffre soudainement de crises d’angoisse inexpliquées, il accepte à contrecœur de consulter une psychiatre, le Dr Melfi (Lorraine Bracco). Pour Tony, il ne fait aucun doute que ses malaises sont imputables à la pression qu’il subit dans le cadre de son activité criminelle. Mais au fil des échanges avec la psychiatre, les séances révèlent que le mal est plus profond qu’il n’y paraît : au stress professionnel et aux problèmes familiaux s’ajoutent un lourd passé et des traumatismes refoulés. En pleine crise existentielle, Tony s’efforce de concilier ses deux familles – mafieuse et traditionnelle – avec l’aide de sa thérapeute.

Pilote de la série : une famille de canards, installée près de la piscine des Soprano, prend son envol et disparaît. Inexplicablement, ce non-évènement angoisse Tony qui, quelques heures plus tard, est pris d’une crise de panique et s’évanouit lors du barbecue familial. Les deux séquences, apparemment déconnectées l’une de l’autre, portent en germe l’axe central de la série : la chute inexorable consécutive à la décomposition de la famille. Ou plutôt des familles, les angoisses qui conduisent Tony à consulter le Dr Melfi dérivant de l’impossibilité de concilier les deux organismes – mafieux et familial – de façon harmonieuse et dans le respect de la tradition.

Sur le plan familial, Tony doit supporter sa mère Livia, personnalité castratrice et dépressive qui ne cesse de le dévaloriser et de la culpabiliser, et qui finit même par conspirer contre lui en essayant de le faire tuer. Son mariage avec Carmela (Edie Falco), femme au foyer frustrée qui profite de l’argent gagné illégalement tout en nourrissant des velléités d’indépendance, s’enlise dans une routine dépassionnée et un manque de communication.  Le conflit des générations se fait cruellement sentir avec ses enfants – Meadow (Jamie-Lynn  Sigler), jeune femme idéaliste, et Anthony Jr (Robert Iler), adolescent turbulent qui développe les mêmes angoisses que son père. Les disputes récurrentes avec sa sœur Janice (Aïda Turturro) parachèvent le tableau…

Du côté de la mafia, Tony est donc à la tête de la famille des Soprano : il est impliqué dans divers trafics, vols, extorsions, corruption, paris illégaux, blanchiment d’argent, marchés truqués, et il assoit son autorité par la violence, n’hésitant pas à laver par le sang le manque de respect et la trahison – y compris lorsque le traître, Pussy Bompensiero (Vincent Pastore), est un ami intime et le parrain de son fils.  Il s’appuie sur des hommes de mains avec lesquels il entretient des relations basées sur un certain code d’honneur, dans le respect des traditions mafieuses. Parmi eux, Christopher Moltisanti (Michael Imperioli), son neveu, est pressenti comme son possible successeur malgré son addiction à la drogue ; Paulie (Tony Sirico), capitaine orgueilleux et susceptible, manque de fiabilité ; Silvio Dante (Steven Van Zandt) joue le rôle du consigliere, chargé des affaires les plus délicates.  Enfin, Tony est en lutte permanente avec son oncle Junior (Dominc Chianese), vieux de la vieille au caractère bien trempé qui, en dépit de son âge, entend bien prendre la tête de la famille. La décadence et la décrépitude de la structure criminelle italo-américaine traditionnelle se voit ici dans la récurrence de la sénilité des anciens, et plus encore dans le cancer qui tue le parrain Jackie Aprile dès le tout début de la série. En apparence, les deux strates familiales se côtoient sans jamais véritablement se chevaucher, et les deux récits parallèles nourrissent alternativement le contexte dramatique ; mais c’est précisément lorsque les deux univers achoppent, par  exemple avec oncle Junior ou Pussy, que le nœud se fait inextricable et  que le dispositif narratif révèle toute la portée du conflit.

Au centre, la psychiatre, loin d’apporter la solution, est progressivement contaminée  par son patient – au point de souffrir à son tour de problèmes d’identité, de questionner les stéréotypes liés à ses origines italiennes et de fantasmer sur la violence caractérisant l’univers de la mafia. Elle-même en vient à consulter un psychiatre et de façon symptomatique, le regard distancié qu’elle porte sur Tony Soprano et la fascination ambiguë que suscite chez elle ce gangster vulgaire et brutal font du Dr Melfi le reflet du téléspectateur. Le jeu de miroirs s’apparente presque à un processus de transfert.

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Tous les personnages, extrêmement bien construits et hauts en couleur, sont d’une complexité rarement atteinte à la télévision. Le coup de maître des Soprano est de parvenir à susciter l’empathie et l’attachement envers des héros objectivement peu sympathiques – on n’aimerait pas croiser Tony ou Christopher dans la vraie vie. L’écriture est remarquable, mais il faut aussi souligner la qualité du casting : premiers rôles et personnages secondaires sont d’une justesse incroyable et on saluera notamment la performance de Lorraine Bracco (révélée, comme par hasard, par le film Les Affranchis…), de Michael Imperioli, de Dominic Chianese, de Steven Van Zandt ou encore de Steve Buscemi qui apparaît dans la saison 5. Mais c’est évidemment l’immense James Gandolfini qui domine la distribution ; l’acteur disparu en 2013 a durablement marqué les esprits en incarnant à la perfection Tony Soprano, l’acmé de sa carrière. La finesse de son jeu, son physique imposant, l’expressivité de son regard, les multiples nuances de son interprétation lui permettent d’habiter ce personnage violent, arrogant, mélancolique, angoissé et torturé, dans toute son ambiguïté.

Si elle mise beaucoup sur la thématique psychanalytique (nous y reviendrons), Les Soprano n’oublie pas qu’elle se présente au premier abord comme une série sur la mafia. Ce qu’elle assume totalement, en s’inscrivant dans la lignée des classiques cinématographiques du genre, dont elle détourne habilement les codes dans une mise en abyme réjouissante et d’une redoutable efficacité. Les références aux films de gangsters abondent tout au long de la série, mais elles ne font que souligner la déchéance d’un modèle fantasmé. Les mafieux des Soprano forcent sur les clichés de l’Italo-américain, s’identifient aux héros du grand écran dont ils copient les postures et les attitudes (avec en point d’orgue la mémorable imitation d’Al Pacino par Silvio), se rêvent en Don Corleone quand ils sont loin d’avoir l’intelligence et le pouvoir du mythique Parrain de Coppola. La banlieue grise embourgeoisée et impersonnelle du New Jersey, ses usines et ses strip-clubs miteux ont remplacé les gratte-ciel, les rues animées et les cercles huppés de New York ou Chicago ; on trafique des téléviseurs tombés du camion en s’abritant derrière la façade peu reluisante du traitement des ordures ; les élégants gangsters de la vieille école en costumes trois-pièces ont laissé la place à des beaufs en survêtement… A cet égard, le personnage de Christopher est particulièrement révélateur : la frustration générée par sa stagnation dans la hiérarchie se traduit par son incapacité à écrire le scénario de film de gangsters dont il rêve – parce que la mafia des Soprano est incapable de s’aligner sur le modèle qui a fait les grandes heures du cinéma.  La démythification se révèle aussi dans la réalisation, qui tout en reprenant là encore les grandes lignes imposées par le cinéma, évite soigneusement l’esthétisation de la violence. Sordides et glauques, les meurtres et passages à tabac sont brutaux – ce qui n’empêche pas des réalisateurs comme Tim Van Patten d’imposer leur marque dans des scènes audacieuses très réussies et difficilement soutenables : on pense par exemple à l’exécution d’Adriana (Drea DeMatteo) ou à l’agonie de Tony abattu par oncle Junior.

Les Soprano est donc a priori une série sur la mafia, avec tout ce que le thème suppose de règlements de compte, de tractations entre familles, de fusillades… Malgré tout, la structure de la série s’écarte des canons du genre, et elle est même complètement atypique au regard des fictions télévisées ou cinématographiques habituelles : elle dessine, en creux, le véritable propos qui se dissimule derrière l’histoire de gangsters.  L’action est chronologique et linéaire, sans recours à d’autres artifices narratifs que quelques rares flashbacks et des séquences oniriques stupéfiantes mais ponctuelles, qui correspondent aux prises de conscience de Tony lors de sa thérapie ou au contraire à l’expression de son inconscient; certaines intrigues demeurent parfois irrésolues, laissées en suspens sans pour autant engendrer la moindre frustration ; un même épisode alterne registres dramatique et comique (Paulie et Christopher perdus dans la neige, à la poursuite d’un homme de main russe, sont tout simplement irrésistibles), action et introspection, passant sans transition de l’un à l’autre.

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Plus étonnant encore, Les Soprano distille du vide, suspend l’action centrale à des moments de banalité quotidienne. Ce sont des instants de pause, révélateurs de la routine des protagonistes : oncle Junior regarde un vieux film à la télé, Carmela sort les poubelles, Tony traîne en peignoir dans la cuisine, le couple discute pour savoir qui utilisera en premier  le vélo d’appartement… Cette évocation de la normalité renforce le sentiment d’empathie et d’identification, mais, elle souligne aussi la manière dont chacun des personnages, confronté à l’effrayante trivialité du quotidien, cherche un moyen de combler ce vide. Chacun s’agite pour remplir les blancs, cherche une activité valorisante, quelque chose à faire pour occuper son temps : Carmela se lance dans un projet immobilier, Christopher s’acharne sur son scénario, Adriana se consacre à son club. Sans cette démarche, tous souffrent et expriment à leur manière ce sentiment de néant et d’inanité, par la dépression (Carmela), l’addiction (Christopher), les maladies psychosomatiques (Adriana), les crises de colère (Janice) ou d’angoisse (Tony et son fils). En ce sens, Les Soprano est aussi une série sur la frustration et l’insatisfaction, sur la manière dont chacun – fût-il un parrain de la mafia – cherche avant tout un but, un sens à sa vie. La problématique se cristallise évidemment sur Tony qui, en tant que chef mafieux, est censé incarner le pouvoir et l’autorité. Il est pourtant en proie aux mêmes affres que les autres, il ne contrôle pas plus les événements que sa propre vie qui est jalonnée des mêmes obstacles que nous sommes tous susceptibles de rencontrer (traumatismes liés à l’enfance, mariage décevant, trahison d’un proche, sentiment de culpabilité…) Sa position au sein de la famille mafieuse, en lui interdisant le moindre signe de faiblesse, fait également écho à la pression sociale qui nous impose de dominer nos émotions, de rester forts et solides en toutes circonstances.

Paradoxalement, la force de la série réside dans sa subtilité. Rien de ce qui précède n’est évident en première lecture, et la véritable dimension du récit est contenue dans les sous-entendus, les silences, les allusions. Tout est suggéré, le propos n’est jamais martelé ou franchement explicite, et il faut décoder les différents éléments pour en saisir la vision d’ensemble : un simple détail vestimentaire, le choix d’une chanson (le Gloria de Van Morrison qui évoque la maîtresse de Tony ou The beast in me de Johnny Cash), un élément qui se répète à plusieurs saisons d’intervalle sont autant d’indices, de signes qui, reliés entre eux, composent au final un cadre d’une richesse symbolique et psychologique insoupçonnable au premier regard, mais pensé et implanté pour un public attentif. L’inachèvement, la représentation de la vacuité et de la frustration participent de ce même dispositif : ils insufflent certes réalisme et fluidité au récit, mais ils obligent surtout le spectateur à s’impliquer pour en saisir toute la portée, percevoir ce qui n’est dit qu’à demi-mots, et déduire la suite logique des axes narratifs inaboutis. Les Soprano, c’est une série qui ne sous-estime pas son public et qui lui prête au contraire l’intelligence et l’instinct nécessaires pour lire entre les lignes et achever de lui-même l’histoire.

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C’est d’ailleurs ainsi que l’on peut comprendre la scène finale magistrale (diffusée en 2007), qui alterne caméra objective et point de vue subjectif de manière à accroître la tension et l’angoisse jusqu’à un écran noir abrupt. Cette séquence a fait couler beaucoup d’encre et a fait l’objet de nombreuses analyses et interrogations, avec une question récurrente qui suscite encore aujourd’hui le débat : Tony Soprano meurt-il à la fin de la série ? Or, si l’on ne saurait le balayer d’un revers de main, le sujet n’est pas là. Se focaliser sur cet aspect du problème occulte l’essentiel, à savoir l’inachèvement nécessaire des Soprano, pour maintenir jusqu’au bout la cohérence de l’ensemble. La nuance est subtile : la série est bel et bien conclue, David Chase y met un point final… mais en dehors de l’écran. On peut regretter ce choix, y voir une absence de parti pris voire penser que la porte reste ouverte aux interprétations ; ce serait remettre en question  toute la démarche entreprise au cours des 6 saisons et nier la puissance évocatrice et signifiante du non-dit dans la série.

Série-culte, Les Soprano l’est sans le moindre doute. Le récit complexe et exigeant, l’écriture soignée, la forme alliant audace créative et  thème classique en ont fait un modèle qui a durablement influencé les séries télévisées  qui ont suivi. La présence d’auteurs comme Matthew Wiener, Terence Winter ou James Manos Jr – respectivement futurs showrunners de Mad Men, Boardwalk Empire et Dexter – n’est certainement pas fortuite… Mais ses qualités intrinsèques ne sauraient expliquer à elles seules l’engouement qu’a suscité la série, passionnant le public et générant une littérature universitaire conséquente. Si Les Soprano continue de fasciner, c’est  bien parce qu’elle est parvenue à s’appuyer sur le thème de la mafia – bien connu et apprécié des spectateurs – pour nous parler d’un type ordinaire, qui tente tant bien que mal de concilier les aspects antagonistes de sa vie, lutte contre ses démons et cherche tout simplement la sérénité. A travers Tony Soprano, nous avons le recul nécessaire pour nous poser la seule question qui, au bout du compte, a une quelconque importance : comment faire pour être heureux ?  Premier élément de réponse : leave the gun, take the cannoli… 

Les Soprano – série créée par David Chase.

Diffusée par HBO de 1999 à 2007.

6 X 13 épisodes.

Disponible en DVD – Diffusion sur OCS et en replay.

Crédit photos : HBO.